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le blog de lianoire
23 avril 2012

Le beau rire de Boris Diop

Je vous livre ici un article de l'écrivain Boris Diop

Nouvelle sur le changement politique : Le beau rire de Boris Diop

  • Écrit par  Par Boubacar Boris DIOP
  • E-mail

«Le Vieux, il est fini !»   
Au moment où Medun Ba, chauffeur de taxi dakarois, lâche ce cri du cœur, nous sommes loin de la soirée du 25 mars qui a vu des millions de Sénégalais déferler dans les rues pour célébrer la victoire de Macky Sall. C’est que Medun est un citoyen bien informé : branché en permanence sur Walf ou Zik Fm, il sillonne la ville de l’aube au crépuscule et en profite pour limer sa cervelle à celle de ses passagers de toutes conditions. Alors, il sait de quoi il parle, Medun Ba. Mais rien n’est simple sous les cieux de la politique sénégalaise. Mon compagnon de voyage déteste le président Wade, c’est entendu. Il y a pourtant dans sa voix un reste de tendresse pour le «Vieux» au moment même où il lui prédit, avec une intense jubilation, la plus humiliante raclée de sa vie. Sans doute a-t-il, comme tant d’autres, cru en Abdoulaye Wade au début, l’ami Medun. Je l’imagine très bien se tournant vers des passagers un peu trop critiques à son goût pour leur lancer gaiement : «Ah ! Vous aus­si, laissez donc Góor gi travailler !» Et voilà qu’à la fin des fins il ne lui est même plus possible de faire confiance à ce président qui à tout promis et tout trahi. Il ne le voit pas, même dans ses rêves les plus fous, céder un jour le pouvoir à son adversaire, juste parce que ce dernier aura totalisé plus de misérables bulletins de vote que lui. Medun veut-il que je le rassure quant au fair-play de Wade ? J’en serais bien incapable car moi non plus je ne l’imagine pas un seul instant en train de se plier au verdict des urnes, ce politicien si imbu de sa personne qu’il s’est présenté une fois sans rire comme «l’Africain le plus diplômé du Caire au Cap». Medun et moi ne sommes pas seuls à redouter un passage en force de Wade en fin mars suivi d’une explosion de colère aux conséquences irréparables. En vérité, tout le pays est assis sur un œuf, espérant un ultime sursaut de bon sens d’un homme qui n’a jamais su se montrer raisonnable…


Mais n’étions-nous pas, d’une certaine façon, en train de jouer à nous faire peur ? Le naufrage moral de Wade était tel avant le second tour que tout ce qui pouvait lui arriver le jour du scrutin – défaite ou triomphe électoral – allait être forcément anecdotique…

A mon avis, c’est la révolte du 23 juin qui a précipité Me Wade dans le néant, le faisant soudain ressembler à un clown surpris en coulisse, visage lunaire, encore à moitié grimé et d’une insoutenable mélancolie. Ses proches les plus lucides et les plus courageux auraient dû lui dire dès ce jour-là : «Monsieur le président, partez avant qu’il ne soit trop tard. Pensez à votre place dans l’Histoire.»

A votre dignité d’être humain.
Et, plus simplement, à la tranquillité de vos enfants lorsque vous ne serez plus de ce bas monde.
Il suffit d’un rapide flashback pour se rendre compte que depuis bientôt un an le Peuple sénégalais n’en finit pas de pousser le sortant vers la sortie avec une infinie douceur, par des moyens légaux et pacifiques. Nous pouvons être fiers d’avoir réussi à nous débarrasser ainsi d’un autocrate bien plus dangereux qu’on pourrait le croire à première vue. L’opposition a accompli une sorte de miracle que certains qualifient d’ailleurs volontiers de «printemps démocratique sénégalais». L’expression peut surprendre à propos d’un pays où, à l’inverse de la Tunisie et de la Libye, chaque citoyen jouit depuis toujours d’une entière liberté de parole. Il ne me semble pourtant pas excessif de soutenir que le soulèvement du 23 juin 2011 est de même nature que celui du Peuple tunisien. Ce que ce dernier a fait pour aller de l’avant, nous l’avons fait, nous, pour éviter un grand bond… en arrière. Et au Sénégal le risque de régression était réel avec un homme dont Me Ousmane Ngom, son ancien ministre de l’Intérieur, a dit qu’il «parle en démocrate et agit en monarque». Abdoulaye Wade nous est souvent apparu plus comique et fantasque que cruel mais nous devons garder présent à l’esprit que c’est bien malgré lui qu’il s’est résigné à un système pluraliste et ouvert. Il est en effet certain qu’au temps de la Guerre froide par exemple, il se serait comporté exactement comme Mobutu et Omar Bongo pour peu qu’il eût bénéficié des mêmes protections extérieures que ces deux tyrans sanguinaires. Il faut tout de même rappeler que nous parlons là d’un leader de l’opposition ayant eu à son tableau de chasse un Vice-président du Conseil constitutionnel. Rien de moins. Quelques années plus tard, chef d’Etat vieilli et usé, il se sait au plus profond de l’abîme et essaie de se tirer d’affaire par des modifications quasi surréalistes de la Constitution. Le « Non » des Sénégalais est si retentissant qu’il ne peut y rester sourd et, toute honte bue, retire en catastrophe son projet. Encore une fois, c’est de ce jour, très précisément, que date la lente et pénible marche vers l’échafaud de Me Wade. La mise à mort du grand-père de la nation a été patiente et, pour ainsi dire, d’une implacable délicatesse. Ce sang-froid s’est avéré peut-être plus décisif en fin de compte que les poussées de fièvre épisodiques sur la Place de l’indépendance et à Colo­bane.

Voilà pourquoi quelques jours avant sa chute, Me Wade, pareil à un individu en état d’errance psychique, avait cet air presque émouvant de bête traquée. On pouvait lire dans ses yeux le même égarement et la même stupéfaction muette (« Me faire ça, à moi ! ») que dans ceux de Diouf douze ans plus tôt. Sauf que ce dernier avait fini par comprendre, contre son camp et avec une noblesse qui force aujourd’hui le respect, qu’il valait mieux partir la tête haute.

Wade, lui, n’a rien voulu savoir. Et c’est bien ce qui nous contraint à quelques pénibles rappels en dépit des égards dus à son âge et à son statut d’ancien chef d’Etat. La stricte et triste vérité c’est que le candidat Wade s’est exprimé et a agi entre les deux tours de la Présidentielle comme une personne ayant perdu toute sa raison.

C’est d’ailleurs avec de grands éclats de rire que, du centre-ville à Ouest-Foire, Medun Ba le taximan et moi-même avons passé en revue les déclarations si incroyablement farfelues du Président au cours des dernières années.

Son fiston ? Plus intelligent que tout le monde. D’ailleurs, là où il travaillait à Londres il était le seul Noir… Ca donne à ce jeune homme de bonne famille le droit de cumuler quatre importants – et juteux - portefeuilles ministériels. Et comment ne pas s’incliner bien bas devant les imprécations quasi bibliques de Wade contre les envieux, ceux qui osent mettre en doute ses réalisations si évidentes et si magnifiques ? Seigneur Tout-Puissant, crevez les yeux de mes ennemis qui refusent de voir ce que j’ai fait pour ce pays ! Quant aux rebelles de Casamance, il les a nourris, couvés, dorlotés pendant au moins une décennie. Con­trairement à ce que pourrait croire un esprit rationnel, ce ne sont pas ses ennemis qui le dénigrent. Non, c’est lui-même qui fanfaronne ainsi haut et clair. Fait-il au moins un tel aveu par remords, pour admettre enfin sa part de faute au moment où les mêmes rebelles font tant de misères à notre vaillante armée nationale ? Non, pas du tout. Wade est fier de son étrange générosité et afin que nul n’en ignore, il ajoute cette phrase finalement bien énigmatique : Aucun chef d’Etat au monde n’osera faire un tel aveu mais moi j’assume ! Ne dirait-on pas que, debout au milieu de la foule, c’est à lui-même et seulement à lui-même que parle cet étrange personnage ?

Quel message le candidat essaie-t-il d’envoyer à ses électeurs par des propos aussi insolites ? La réponse paraît aussi simple que consternante. Il leur dit juste ceci : « Puisque vous êtes un peuple assez stupide pour ne pas m’aimer à la folie, eh bien, allez au diable ! Quant à moi, je vais me lâcher avant de quitter votre putain de pays avec ma femme et mes deux enfants ! » C’est en vertu de cette logique suicidaire qu’il a menacé les mauvais votants de ne rien faire pour leur localité en cas de réélection et averti les fonctionnaires que leur salaire ne serait plus payé deux mois après son éventuel départ. Sous-entendu : «Je suis le seul à savoir où trouver l’argent…».

A-t-on jamais vu un homme politique clouer avec une telle application son propre cercueil ? Même si on ne sait trop quoi ajouter à toutes ces foutaises, il est difficile de se taire sur les milliards dépensés en pure perte par Wade au cours de ce scrutin.
On se demande quelle mouche l’a piqué le jour où il a invité ses partisans à aller se faire remettre des liasses de billets de banque au Palais. Bien de petits malins se sont mués en quelques heures en zélés défenseurs du régime, question de ne pas rater un festin aussi « viandé » comme eût dit Ahmadou Kourouma. Le problème, c’est que ces gens n’ont même pas eu la reconnaissance du ventre : ils ont continué à dénigrer leur bienfaiteur et, une fois dans l’isoloir, ils ont pris un malin plaisir à voter contre lui. En outre, la pagaille qui a résulté de cette opération est indigne de notre République. Des journaux ont rapporté que pour attendre leur tour certains passaient la nuit sur des matelas jetés par terre dans les couloirs de la Présidence et que ces militants d’occasion se sont souvent violemment tapés dessus. L’argent est certes le nerf de la guerre mais les êtres humains ne sont pas du bétail. Certains chefs religieux ont sûrement retenu cette leçon-là. Soit dit en passant leurs ndiguël, c’est ce qui énerve le plus Medun, homme pourtant pieux, à en juger par les photos et inscriptions à l’intérieur de son taxi. Il me dit que s’il était dans la course pour la Présidence, il pousserait ses adversaires à solliciter des « ndigël » afin que personne ne vote pour eux. Pas fou, Medun !  

A présent que les jeux sont faits, chacun de nous se doit de méditer les scènes que voici, choisies parmi les désolantes images d’une bien triste fin de parcours. La fin bâclée d’une vie d’homme politique et, encore plus grave, d’une vie d’homme tout court.

D’abord ce morceau d’anthologie, dans une ville de l’intérieur : au cours d’un meeting en plein air, l’aide de camp se penche vers le président, qui lui souffle le montant à décaisser pour tel rabatteur de voix. Quinze petits millions. Des broutilles. D’au­tres ont vu bien plus grand.

Une seconde scène, tout aussi hallucinante, où un marabout, apparemment gêné de voir le vieux président en si piteux état - hagard, sollicitant un « ndigël » sous l’œil des cameras comme un mendiant en train de quémander sa pitance au feu rouge - semble sur le point de l’inviter à se ressaisir, à se souvenir, au moins un peu, nom de Dieu de nom de Dieu, de la dignité de sa charge…

Il y a sans doute de l’exagération voire de la pure invention dans certains des récits qui ont circulé dans l’entre-deux tours. Wade, personnage de roman, suscite quasi naturellement toutes sortes de fables. Je ne sais quoi penser, par exemple, de l’histoire de ce fou qui, voyant les billets de banque voltiger dans tous les sens, s’approche du cortège à pas de velours et pique cent mille balles dans la cassette présidentielle avant de prendre ses jambes à son cou !

De s’être ainsi couvert de ridicule n’a été d’aucun secours à Me Wade. En fait il a même perdu quelques milliers de voix, le génial stratège, passant de 34,81% à 34,20%. On a envie de dire : tout ça pour ça…

A l’heure du bilan, il apparaît que cette élection a été d’un bout à l’autre celle des premières fois. Jamais on n’a vu un chef d’Etat démocratiquement élu se muer en candidat illégitime et solliciter un mandat qu’il pourrait terminer à l’âge de cent ans. Et il n’est probablement pas dans l’histoire d’autre exemple d’un président sortant incapable de se trouver un seul allié parmi ses douze rivaux malheureux du premier tour juste parce que tous se seraient sentis déshonorés de faire un bout de chemin en sa compagnie. Rien d’étonnant dès lors à ce que, amaigri, amer, quasi aphone, les gestes incertains, le maître des foules en délire n’ait été sur la fin que l’ombre de lui-même. On s’est surpris à éprouver de la pitié pour lui mais aussitôt sont remontées à la mémoire douze longues années d’arrogance absolue, de pillage du Trésor public et de gâchis intellectuel éhonté.

Medun Ba, comme nombre de Sénégalais, était farouchement opposé à un troisième mandat de Wade. Il me confie même que s’il avait eu la chance de rencontrer Góor gi, il lui aurait conseillé de faire comme Mandela.
J’approuve avec enthousiasme :
Oui, le Président Jacob Zuma ne prend jamais une décision importante sans consulter Mandela… Voilà com­ment un vrai sage peut servir son pays !
Je suis bien conscient d’avoir quand même un tout petit peu forcé le trait mais Medun n’en a cure. Il me pose plutôt une question totalement inattendue :

Et combien le Président Jacob Zuma donne-t-il à Mandela chaque fois que celui-ci lui prodigue ses conseils ?
Avant même que j’aie le temps de revenir de ma stupéfaction, il ajoute en secouant rêveusement la tête :
- Ca doit faire beaucoup-beaucoup d’argent, hein !

Je suis un peu perdu mais je sens aussi que pour préserver notre complicité je me dois de confirmer les propos de mon interlocuteur. L’ar­gent, pour Medun, c’est sérieux et si je lui dis que le tombeur de l’apartheid se dévoue encore pour l’Afrique du Sud par pure grandeur d’âme, il se pourrait bien qu’il commence à prendre Nelson Mandela pour un crétin. En réalité Medun a utilisé une expression typiquement sénégalaise, bizarre et tout à fait fascinante quand on y pense bien : xaalis bu dul jéex. Un bout de phrase à prononcer, s’il vous plaît, d’une voix toute frémissante d’émotion. De quoi se demander si pour nous Sénégalais le summum de l’extase matérielle, ce n’est pas cette sensation d’être submergé par des billets de Cfa encore plus nombreux que les grains de sable du Sahara...

Le moins qu’on puisse dire, c’est que les grandes utopies du siècle n’impressionnent pas tant que ça le taximan Medun Ba. Il y a probablement peu pensé au moment de glisser son bulletin dans l’urne.  Com­me lui, des millions de Séné­galais dépourvus du minimum attendent surtout de Macky Sall qu’il améliore leurs conditions d’existence matérielles. Le nouveau régime serait bien inspiré de ne pas perdre cela de vue. Tous les candidats ont promis à Medun de le soulager du fardeau qu’est devenue sa vie quotidienne et c’est Macky Sall qu’il a choisi de croire sur parole. C’est donc sans surprise que je l’ai entendu évoquer à plusieurs reprises deux promesses électorales très concrètes du candidat Sall : la baisse des prix des denrées de première nécessité et le relèvement de cinq à huit ans de l’âge du véhicule qu’il pourrait être amené, lui Medun Ba et pas un autre, à importer bientôt, In Challah. Devenir enfin propriétaire de son taxi, quel immense bonheur ! Emporté par son élan, il me décrit avec force détails les routes d’Italie et de Suède, deux pays où il n’a naturellement jamais mis les pieds, question de me prouver que le futur Président Sall est un type vraiment très bien, qu’il sera un vrai Président, celui-là, parfaitement informé des réalités du monde actuel et en particulier de l’état des routes de Copenhague et de Santa Cruz de Ténériffe. Medun Ba a-t-il vu flotter autour de mes lèvres un sourire moqueur, que j’ai, ma foi, bien du mal à réprimer ? Peut-être un peu vexé, il s’échauffe et crie presque en s’agrippant au volant de son taxi que chez les Toubabs, qui ne sont pas comme nous, chacun le sait, même après vingt ans, une voiture est toujours neuve ! Enfin, presque…

D’avoir résolument les pieds sur terre ne veut cependant pas dire que Medun se moque de l’Etat de droit, de la taille du gouvernement, de l’équilibre entre les pouvoirs, de la composition du Conseil constitutionnel et du Nouveau Type de Sénégalais dont rêve si ardemment le mouvement Y en a marre. C’est peut-être même très important pour lui mais il a en priorité  besoin de faire bouillir la marmite.

Il n’est du reste pas le seul à attendre des gestes concrets du nouveau régime. Les grosses fortunes ont elles aussi pas mal éructé et hurlé ces dernières années pour faire entendre leurs doléances. A ceux qui pourraient s’en étonner, il convient de signaler un autre tour de force de Wade : lui, le libéral fier de l’être, a réussi à écœurer d’importants créateurs nationaux de richesses et d’emplois – encore une grande première – au point d’en faire de virulents porte-parole des masses opprimées ! Mais pour dire le vrai, cette fronde des milliardaires, qui a parfois pris en otage le mouvement général de sédition, a été parfois assez cocasse et s’il est une affaire à suivre de près, c’est bien le traitement que les autorités de la seconde  alternance comptent réserver à ces «demandes sociales» si précises et si personnalisées qu’elles en sont parfois embarrassantes.
La brillante élection de Macky Sall a été saluée par le monde entier et chacun s’est émerveillé de l’appel téléphonique de Wade, intervenu très exactement  à 21h30, bien avant la fin du dépouillement. Oui, un pays peut s’estimer en bonne santé démocratique quand chaque finaliste à la Présidentielle cherche avant tout à battre un curieux record, celui de non-hésitation-à-reconnaître-sa-défaite ! On a pourtant envie de relativiser ces fameux coups de fil qui interviennent après une lutte pour le pouvoir marquée par des mois de sacrifices humains en tous genres, de calomnies haineuses et de batailles rangées parfois meurtrières. Il est par ailleurs intéressant de noter que c’est le seul instant d’échange direct entre les deux candidats et qu’il a lieu, comme par hasard, loin de nos oreilles indiscrètes. Dans le cas de Me Wade, l’hypocrisie est d’autant plus manifeste qu’il n’a jamais daigné prononcer le nom de Macky Sall, ne faisant allusion à lui qu’en une occasion et dans les termes les plus méprisants. Bref, un tel geste, certes précieux pour éviter de ruineuses violences postélectorales, ne devrait pas non plus servir de passeport pour l’impunité. Or c’est la seule chose qui importe en ce moment à ceux qui, pour leur profit personnel, ont mis le pays à genoux. Il est impossible de passer de si graves méfaits par pertes et profits.  

Malgré tout, la victoire a été belle et, avouons-le, ça fait du bien d’être Sénégalais ces jours-ci. Qui d’entre nous n’a pas reçu depuis le 25 mars des dizaines d’E-mails enthousiastes ? J’ai été heureux des félicitations venues du monde entier mais elles m’ont tout de même souvent laissé songeur. Que tant d’amis soient soulagés et presque fous de joie juste parce qu’un scrutin s’est bien déroulé, donne une idée du long chemin qui sépare bien des pays africains d’une vie démocratique normale.

Personne ne s’est du reste privé de souligner le contraste entre «le Sénégal qui donne une leçon de démocratie au monde» (Allons ! Allons !) et «le Mali rattrapé, hélas, par ses vieux démons».

On me permettra de m’arrêter un peu sur l’éviction d’Amadou Tou­mani Touré par de jeunes officiers. Présent à Bamako pendant le putsch du Capitaine Sanogo mais aussi signataire, avec des intellectuels maliens, d’un « Manifeste » sur la situation politique et militaire dans leur pays, il me paraît, en effet, essentiel de souligner la futilité des raccourcis du genre : ascension du Sénégal vers les cimes radieuses de la bonne gouvernance, descente aux Enfers du pauvre Mali… C’est si simpliste ! C’est juste n’importe quoi.

Pour mieux évaluer les graves évènements en cours chez nos voisins de l’Est, mettons-nous un instant, nous Sénégalais, à leur place… Supposons que notre armée, confrontée à une rébellion bien équipée et entrainée, vole de désastre en désastre par la faute d’un Etat, certes démocratique au sens formel du terme mais surtout totalement déliquescent et corrompu ; imaginons également quel formidable choc cela a été pour l’opinion malienne - déjà exaspérée par les turpitudes de sa classe politique et la veulerie de son Président - d’apprendre ce qui est arrivé le 24 janvier, dans la localité d’Aguel Hoc, à près d’une centaine de ses soldats et officiers. Cet épisode sanglant, souvent occulté, est pourtant capital pour mesurer l’impact sur le pouvoir central de la guerre au nord du Mali. C’est Amadou Tou­mani Touré lui-même, alors chef de l’Etat qui décrit le 15 mars, dans un entretien avec le quotidien français Le Figaro,  le massacre de dizaines de soldats maliens, qui n’avaient, tient-il à souligner, «plus de munitions». C’était lors de la prise de cette ville par les Touaregs du Mouvement national de Libération de l’Azawad (Mnla). Ecoutons l’ex-Président Touré : « Lorsque le Mnla a quitté les lieux, nous avons découvert une tragédie. Soixante-dix de nos jeunes étaient alignés sur le sol. Les Noirs avaient les poignets ligotés dans le dos. Ils ont été abattus par des balles tirées à bout portant dans la tête. Ceux qui avaient la peau blanche, les Arabes et les Touareg, ont été égorgés et souvent éventrés«. Et le placide ATT de s’emporter : « C’est un crime de guerre. Je suis étonné par le silence des organisations internationales sur ces atrocités. Que dit la Cour pénale internationale ? Rien«. Il confirme enfin l’im­portante «im­plication d’Al-Qai­da au Ma­ghreb islamique (Aqmi) dans ce conflit, tout comme celle du groupe islamiste touareg Ansar Dine d’Iyad Ag Ghali«. En plus, bien entendu du Mnla…

Face à une catastrophe militaire d’une telle ampleur, qu’aurions-nous fait, ici au Sénégal ? Les jeux politiques habituels auraient à coup sûr été relégués au second plan. Il faut aussi se souvenir de l’initiative sans précédent des épouses des militaires maliens. Excédées de voir leurs maris envoyés régulièrement à la boucherie, elles organisent depuis le camp de Kati une marche sur le Palais pour demander au général Toumani  Touré de donner à ses soldats les moyens de se battre. Elles sont accueillies par un président débonnaire et courtois mais velléitaire, plus soucieux de son image à l’étranger que de la tragédie que vivent son armée et son pays, et qui lève les bras au ciel pour avouer son impuissance.  Comment s’étonner dès lors que ceux qui devaient servir de chair à canon, le capitaine Sanogo et ses camarades, n’aient pas eu la patience d’attendre que se tienne une élection qui n’aurait de toute façon rien changé à leur sort ? Le coup d’Etat du 22 mars résulte de l’incapacité de l’Etat malien à faire face à ses obligations élémentaires. La corruption, tolérée et parfois encouragée par ATT, de l’élite politique et militaire, a joué un rôle tout aussi important. C’est bien pour cette raison que ce putsch pas comme les autres a été favorablement accueilli par le cinéaste Cheikh Oumar Cissokho, les écrivains Alpha Mandé Diarra, Seydou Badian Kou­yaté et Aminata Dramane Traoré de même que par Oumar Mariko et des millions d’autres Maliens, connus ou anonymes. Le coup d’Etat a certes précipité la chute de Kidal, Gao, Mopti et Tombouctou mais ces villes seraient de toutes manières tombées bien avant l’élection du 29 avril. Trouverions-nous normal d’organiser un scrutin présidentiel dans un Sénégal amputé d’une si grande partie de son territoire et dont les Forces armées seraient en pleine débâcle ? Les réponses à ces questions coulent de source et il suffit de se les poser pour comprendre l’inanité d’une comparaison entre deux pays se trouvant dans des situations historiques si radicalement différentes. Peut-être est-il temps que nous apprenions à suspendre notre jugement pour nous donner le temps d’explorer les faits et les dynamiques propres à chaque crise africaine. Cela nous éviterait de formuler des avis péremptoires à partir de clichés dangereusement réducteurs. Le putsch au Mali est un épiphénomène tout comme les vertueuses considérations, si décalées et dérisoires en fin de compte, sur la démocratie. Ce pays est secoué par un tremblement de terre politique et nous pourrions en ressentir tôt ou tard l’onde de choc. Le sujet appelle une réflexion sérieuse, loin des idées reçues et des phrases convenues.

Cela étant dit, retour au pays et… vive nous autres Sénégalaises et Sénégalais !
Nous avons obligé Me Abdoulaye Wade à sortir de notre histoire à reculons, en titubant presque. Il l’a bien mérité.
Que le péché d’orgueil ne nous fasse cependant pas perdre de vue ce que nous lui devons.
Après l’avoir sévèrement critiqué tout au long de ce texte, je me sens très à l’aise pour rappeler avec une sincère admiration qu’il a été le tout premier président sénégalais démocratiquement élu : les fraudes, massives sous Abdou Diouf, l’étaient encore plus du temps du grand poète Senghor. Abdoulaye Wade nous laisse aussi en héritage le système électoral le plus fiable de notre histoire. Je reste persuadé qu’il n’a jamais truqué des élections. Parce qu’il avait une confiance irrationnelle en sa popularité ? Ce n’est pas à exclure mais le fait est que, tout bien considéré, les défaites de 2009 et 2012, avec le même fichier, valident, a posteriori, sa victoire au premier tour de 2007. Je sais bien quelles suspicions continuent à peser sur cette Présidentielle, qui nous reste si mystérieuse à bien des égards. Le résultat a certes suscité une légitime perplexité mais si on en est réduit à insinuer que le vainqueur a probablement triché c’est qu’il vaut mieux se taire. En matière électorale, le crime parfait n’existe pas, on laisse toujours derrière soi des traces ou même des preuves de sa forfaiture et ensuite on se défend comme on peut, sans convaincre personne. Cela n’a pas été le cas, encore une fois, avec ce scrutin présidentiel de 2007.

La principale faiblesse du système électoral sénégalais est à l’heure actuelle la possibilité, au demeurant largement exploitée en 2012 par Wade et ses hommes de main, d’acheter les votes des plus démunis. Cela appelle de nouvelles mesures, qui me semblent également s’imposer, d’une manière ou d’une autre, à propos des « ndigël ». Ceux-ci ont de toute façon clairement montré leurs limites.

En définitive, la défaite de Wade constitue un pas en avant surtout dans la mesure où l’on n’imagine plus au Sénégal une compétition politique tout entière dominée par la question de la légalité constitutionnelle d’une candidature. En s’imposant sans vergogne dans le jeu, Wade en a perverti le déroulement. La campagne n’a pas permis de comparer les projets de société ou les parcours des uns et des autres. Personne n’a donc pu rappeler à Macky Sall qu’hormis un passage peu remarqué à Ànd-Jëf, il a fait toutes ses classes dans le Parti démocratique sénégalais pour le compte duquel il a été ministre, Premier ministre, directeur de campagne de Me Wade et président du Parlement. Ça n’est pas rien, quand même…
Le soir des célébrations de sa victoire, j’étais bloqué avec Aminata Sow Fall et quelques autres amis à l’hôtel Mirabeau de Bamako. J’ai repensé à Medun Ba. Il était sans doute parmi les fêtards nocturnes de la Place de l’Indépendance. A-t-il fait exécuter à son vieux tacot je ne sais quelle danse joyeuse et endiablée ? Si je le croise de nouveau dans la ville, je lui poserai la question. Oh ! Il ne faut pas rêver, c’est bien peu probable… Pourtant je n’oublierai pas de sitôt notre brève évocation de Mandela, qui m’a bien amusé mais aussi rappelé les attentes de l’écrasante majorité des Sénégalais vis-à-vis de leur nouveau Président. Et justement, en y regardant de plus près, on se dit qu’il y a déjà comme un parfum de malentendu dans l’air. A la différence de Medun pris à la gorge par la crise, les intellos se fichent des histoires à dormir debout racontées par les con­seillers économiques de Macky Sall peu avant sa prestation de serment. Celui-ci a été plébiscité non pas sur un programme mais parce qu’il devenait urgent de mettre hors d’état de nuire une famille et un clan de prédateurs littéralement déchaînés. Le scenario est identique à celui de 2000, lorsque Wade avait servi d’arme fatale contre Diouf. Une telle répétition de l’Histoire devrait commencer à nous inquiéter. Quand donc réussirons-nous à nous libérer de ce piège référendaire récurrent ? Le fait qu’un choix aussi important que celui de notre chef de l’Etat soit parasité, voire dicté, par des émotions primaires est particulièrement malsain. Le jour où nous sortirons de cette logique infernale, nous pourrons nous vanter d’avoir enfin atteint une certaine maturité démocratique. L’art de chasser un mauvais président n’a presque plus de secret pour nous. Peut-être nous reste-t-il à apprendre comment choisir le bon président, celui qui saura emporter notre adhésion raisonnée parce que nous aurons vu en lui un homme d’Etat capable de relever les défis de la citoyenneté et du progrès économique et social.

 

Source: http://www.lequotidien.sn/index.php/politique/item/10041-nouvelle-sur-le-changement-politique--le-beau-rire-de-boris-diop

 

et ma réponse:

Merci Boris Diop pour cette brillante intervention que Madiambal a publié. Cela ne donne que plus de mérite et de qualité au Quotidien: la qualité plutôt que la quantité. On reconnaît là le style de Boris Diop qui aime bien les digressions, cela n'ôte pas cependant à ce témoignage sa pertinence et sa richesse.

J’ajouterai deux choses: je pense que la décision du nouveau président de ne pas  livrer ceux qui ont mis notre pays à genou ne lui appartient. Il revient aux sénégalais d'en décider et à la justice sénégalaise de mettre à jour les incroyables détournements de deniers publics qui se sont déroulés au Sénégal sous la présidence de M Wade. Ce n’est pas nous de payer le trou dans la caisse, dans les années à venir nous devrons encore plus serrer la ceinture et l’avenir de nos enfants pourrait être sacrifiée pour payer ce gaspillage.

 Une deuxième chose concerne la situation au Mali, Boris Diop est l'un des rares écrivains sénégalais engagés c'est tout à son honneur. Par contre la réaction de la presse sénégalaise par rapport à la situation malienne souligne la pauvreté de la réflexion médiatique et la mauvaise qualité de l'analyse des journalistes qui dit en passant nous inondent de fautes d'orthographes rendant illisibles la plupart de leurs articles.

La situation du Mali aurait du nous concerner au premier chef d'une part pour les liens historiques que nous avons avec ce pays et d'autre part parce que la situation actuelle du Mali est probablement le début de la déstabilisation des pays de la sous région, consécutive à la guerre lybienne et à la libération des armes larguées par la France aux rebelles.

Contrairement à Boris Diop, j'ai longtemps parcouru ces pays et vécu au Niger pour constater que la politique européenne notamment française conduisaient à prolonger dans le chaos nos pays. les journalistes sénégalais ont des oeillères, souffrent de ne pas voyager et manquent de culture politique africaine. Les enjeux du coup d'état au Mali sont importants pour nous. Le président Macky Sall aurait du en profiter pour jouer un premier et important rôle de diplomate dans la sous-région au lieu d'aller quémander des sous à Paris. Le Sénégal ne peut revendiquer un rôle de pays démocrate exemplaire en étant ignorant de ce qui se passe à sa porte. Nous avons peut-être des leçons démocratiques à donner au Mali mais elles ne sont pas de l’ordre : « ascension du Sénégal vers les cimes radieuses de la bonne gouvernance, descente aux Enfers du pauvre Mali… » du n’importe quoi comme dit Boris Diop et une honte absolue qui dénote encore une fois le mépris des médias et de beaucoup de sénégalais sur ce qui se passe en Afrique. Bien sur c’est trop demander aux journalistes d’être capables de voir venir les choses, certains signes notamment des assassinats de militaires maliens dans le nord bien avant le coup d’état et la chasse aux touaregs en plein Bamako présageaient du chaos et au Mali il faut redouter une guerre civile. Que dire par ailleurs de la circulation d’armes dans les pays du Sahel, des trafics de drogue et de cigarettes qui alimentent les troupes rebelles dont le MNLA ? Qui dit que le Sénégal sortira indemne du conflit malien, des réfugiés qui se pressent aux portes de Niamey et de Ouagadougou ?

M les journalistes soyez éclairés  et sénégalais soyons concernés !

 

Lianoire

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